Tuesday, 5 July 2016
Les filles II
On a encore
une heure avant le départ du train Moscou-Saratov. Jania et baba vont faire un
petit tour de la gare, moi, je reste auprès des valises. Des moineaux
sautillent dans un parterre d’oeillets d’Inde. Les oiseaux arrachent des
pétales, et les fleurs deviennent aussi ébouriffées que les moineaux.
Saratov est
une ville absolument horizontale, malgré plusieurs bâtiments qui percent les
bords de la Volga et se rencontrent par-ci par-là au centre de la ville et la
déforment par leurs couleurs et leur architecture. La ville en soi est devenue
fort hétérogène : les panneaux publicitaires surplombent les trottoirs,
cachent les façades, crient aux carrefours, à leurs côtés – des tas d’ordures
et des jolies petites cours enfoncées, complétement déglinguées, on fait sécher
le linge à des terrasses couvertes, de larges toits reposent leurs poids sur des
piliers massifs en bois et tout a l’air d’une instabilité qui perdure,
pourtant, depuis une éternité. Le XIXe respire pleins poumons dans
ces coins.
J’habitais
la rue Béloglinskaïa, anciemment la rue Borissov-Moussatov, du nom du peintre
qui y habitait et y avait sa maison, devenue un petit musée. Je n’y ai jamais
été, et je pousse la portière en fonte. La maison en bois, avec une petite
terrasse, abrite ses quelques objets personnels, quelques tableaux et
photographies. La vieille dame qui y travaille se précipite à ma rencontre,
elle parle volontiers, les visiteurs y sont rares. Je flâne dans les petites
chambres, je sors – il y a un petit potager, des cerisiers et au fond de la
cours – une gloriette, toute couverte de
plantes grimpantes. En face – une construction, j’ai du mal à nommer cela
« maison », avec une large terrasse de ce genre qu’on voit très
souvent dans les cours arrières à Saratov, penchée, les chassis de fenêtres
partant de travers, tout pouvant s’éffondrer et étant soutenu par n’importe quelle
force, ça doit être le fameux « avoss’ » – « au cas où »,
« j’espère que cela ne m’arrive pas ». C’est là que le peintre
habitait, le musée voulait l’acquérir des habitants actuels, mais ne pouvait
pas se mettre d’accord avec eux sur le prix.
Les rues principales
sont très grossières. Les rez-de-chaussée des maisons sont enlaidis par la
tendance omniprésente de changer les appartements en espaces commerciaux, on
élargit les fenêtres pour en faire des portes, et on place des escaliers, qui
encombrent le trottoir. Si on lève la tête, on peut voir de vieilles façades
abandonnées, qui datent du XIXe, des morceaux de briques
pouvant toujours atterrir sur la tête des passants. De même avec des bâtiments
moins anciens : l’architecture stalinienne commence à s’effriter, des
balustrades se dénudent du béton pour rendre visibles leurs échines en acier. Le
pire arrive aux blocs d’appartements « khrouschevki » qui confient la
tristesse et le désespoir existentiels (dûs
plutôt au contexte historique, qu’à l’architecture elle-même) à la ville, que
ce soit Saratov, ou Berlin. Dans ces « khrouschovki », l’eau inonde
les rez-de chaussées et ruisselle des plafonds chez les habitants des derniers
étages.
Tout a une
autre échelle. Rentrée dans l’appartement de ma maman, je rebute devant
l’espace qui n’est plus à ma taille. Moi, comme Alice gourmande, je me sens
trop serrée dans ces murs. Petit à petit, je m’habitue. J’ai quand même vécu
deux tiers de ma vie ici. Mais ce sentiment d’être serrée à l’intérieur
s’équilibre parfaitement par la largeur des rues et l’espace infini de la
Volga. À Bruxelles, irrévocablement verticale, la hauteur de mes plafonds
bourgeois n’équilibre point l’étroitesse des rues, de l’espace qui m’entoure à
l’extérieur.
Chaque parent
« nouveau cuit », avec la naissance de son enfant, fait face à un
projet avant-gardiste. Qu’est ce que je veux donner à mon enfant, comment je
vais influencer sa vision du monde, qu’est ce que je lui montre, qu’est-ce que
je lui lis, qu’est que je lui raconte ?
Mes livres
d’enfant que je garde et que je lis à Jania tous les soirs sont toute une
histoire. Histoire du livre d’enfant, histoire d’un enfant qui a grandi avec
ces livres, histoire d’un adulte qui les relit à son enfant, et se relit
soi-même en les relisant. On aime bien garder précieusement les histoires. Ces
livres vivent. La vie dépense à tue-tête, digère, recrache, casse, et se
moquant de tout, continue son chemin. Les livres vivent, se lisent, se
salissent, se déchirent, se recollent, se prêtent à gribouiller dessus, se JETTENT,
peut-on s’imaginer combien de Konachévitch et de Tchoukovsky se sont retrouvés
dans les corbeilles à papier ?
J’ai même
un peu honte de mes livres mutilés quand je vois les mêmes éditions chez
Michel, protégés par le papier de riz.
Le musée de
Radischev – mon bonheur. Un espace décalé, l’espace de mon enfance,
peut-être ? Avec Jeannouchka on y va, je lui montre ma peinture préférée. Quelques
moments de ma vie me renvoient toujours à cette image. De nouveau, j’ai un
souci d’échelle, je ne pensais pas que ce tableau était si petit, je me
souviens de le voir d’en bas, il me surplombait par son format et son sujet,
ici, je dois même me pencher un peu,
m’approcher autant que les vieilles dames qui gardent les salles me le
permettent, pour voir la délicatesse des traits du pinceau.
« La
nourrice rendant visite à son enfant malade ». La vieille compte des
gouttes à donner à l’enfant, la sale literie de son petit lit contraste avec
les riches habits de sa mère, son visage épuisé par la maladie contraste avec
les physionomies roses et potelées des deux gamins qui accompagnent la nourrice,
tout au fond – le visage figé,
réprobateur et froid du serviteur qui doit ramener la nourrice et les enfants à
la maison après la visite.
La fille
venue chercher de la potion magique, les interieurs ensoleillés donnant sur les
jardins fleuris, la légèreté soufflant des Kouznetsov, la tristesse déchirante
des Borissov-Moussatov et la Volga inondant les salles du musée.
Je viens au
travail de ma grand-mère. Je salue le squelette en lui serrant la main, j’adore
sentir dans ma paume ses phalanges fines, lisses et froides. Parfois, j’insiste
et les ondes du mouvement se repandent sur tous ses os attachés les uns aux autres
par un fil de fer, et le pauvre commence à trembler et cela les fait déplacer,
ces os. Je lui caresse le crâne et je m’affale dans le fauteuil vert sur pied
tournant. Je regarde, lasse, des étudiants en médecine, portant des chemises
blanches et des petits chapeaux blancs qui les rendent encore plus ridicules – épaules
tombées, voix très basses et incertaines, les étudiants balbutient leurs examens
dans le bureau du professeur, la chéfine. La grand-mère est à la tête de la
chaire de traumatologie et d’orthopédie à l’hôpital Deuxième Sovétskaïa. Il y a
aussi une grande poupée, fardée, aux yeux verts, avec une tresse de faux
cheveux très serrée. Elle a une large jupe doublée – la poupée est à poser sur
une théillère chaude. Les armoires remplies d’atlas anatomiques et d’encyclopédies
en médecine sont bordées de quelques photos de notre famille – ces images ont
été toutes faites par le photographe qui travaille ici-même, à l’hôpital. Et
nous sommes, inévitablement, filmés sur le fonds de ces armoires, au bureau.
J’ai toujours des yeux plissés sur ces photos, la lumière corrosive des lampes
photographiques me dérange horriblement.
Jania adore
regarder des atlas anatomiques chez ma maman, feuillète les planches avec le
système cardio-vasculaire, s’étonne devant des boutons et des microbes. L’école
maternelle est déformée, à l’approche de Halloween, par des taches oranges, des
toiles d’araignées, des effigies de Baba Yaga « industrialisée », des
squelettes ébauchés. Jeannouchka les aime bien aussi, ces squelettes, il leur
manque, pourtant, la finesse et la tendresse de celui que j’ai connu, moi. Elle
nomme ses parties, et se rappelle toujours de son bras cassé.
Je fais
quelques tours dans le fauteuil, des peupliers dans la fenêtre, le squelette,
le large dos de grand-mère, le visage pâle de l’étudiant, l’appareil d’Ilizarov,
les peupliers, le squelette, l’étudiant... Je descends du fauteil et je sors
dans le couloir. Ça sent la salle de plâtre, l’iode et la bouillie de
semoule de blé, avec des grumeaux, qu’on donne aux patients. Aux toilettes et dans les chambres,
s’installent les conditions du Moyen Âge.
Je ne m’attendais
pas à ce que Jania soit si vite dans son assiette. Ce monde, qui lui est
complétement étranger, parce qu’elle n’y vit pas, est en même temps le sien,
par le biais de la langue qu’elle maîtrise, à laquelle elle s’identifie.
« Regarde, ces gens parlent comme toi et moi » – me dit-elle chaque
fois, qu’elle entend des gens parler russe, par hasard, dans les rues de
Bruxelles. Je suis étonnée par son ouverture vers les autres. À Bruxelles, elle
est très suspecte et sournoise vis-à-vis des gens qu’elle rencontre dans la
rue, dans les transports, aux magasins. Ici, elle rentre toute seule dans la
conversation avec de vieilles dames qui lui sourient dans le bus, commence à
« déballer » toute sa petite vie, regarde une petite fille inconnue
lui adresser la parole.
Ça devrait
être drôle de voir se matérialiser tous ceux qui font la famille, qu’elle ne
connaissait que d’après mes histoires et quelques photos. On lui demande de
dire quelque chose en français, elle refuse, et j’imagine que c’est parce
qu’elle se rend compte de la fonctionnalité de la langue, qu’on l’utilise pour
communiquer avec l’autre, que ce n’est pas une frivolité qu’elle est, la
langue, dans le cas où un petit garçon, monté sur la chaise, récite devant les
invités admiratifs un petit poème en langue étrangère.
Les filles
passent des journées entières dans le jardin, jouent avec tout ce qui tombe
sous la main, font de la soupe avec de la sciure de bois, la tourne avec des
brindilles trouvées par terre, se font des ongles avec des pétales de roses de baba
Lilya. Comme des petits moineaux, elles se jettent sur les lourdes grappes de
raisins, le jus colle les doigts, ruisselle sur les ventres. Derrière les
vignes qui grimpent sur la terrasse, Stanislav Nikiforovitch est en train de
presser du jus de pommes. Tout frais – il est inbuvable – très fort, très cru,
mais le seau restant un jour dans la cuisine à la tempèrature ambiante – qui
est de 35 degrés à peu près, le lendemain, ce même jus commence à fermenter et
devient du cidre délicieux. Assises sur un canapé-balançoire les filles grignotent
une pomme, sans l’avoir terminé la jettent dans le buisson d’hortensia à côté,
ramassent tout de suite une autre, hurlent quand un gros ver sort du trognon.
Quelle
corvée c’était de ramasser des pommes dans les pivoines, les hortensias, les
épines de framboise. Après, dans la cuisine, à côté de grand-mère, il fallait
les couper en quatre, et elle les épluchait et mettait dans du plastique pour,
au retour à Saratov, faire de la confiture aux pommes. À ces moments, je détestais
la datcha et ces pommes que je jetais en cachette au-delà de nos terrasses,
dans des roseaux qui bordaient les berges de la Volga, je boudais ma grand-mère
qui ne me laissait pas partir nager, alors que les garçons y étaient depuis le
matin.
Elle se
levait très tôt, allumait le four en fonte à l’extérieur, préparait le petit
déjeuner – des invariables petites crèpes, que nous trois engloutissions par
dizaines, de la bouillie de blé ou des pâtes. Après avoir ramassé des pommes,
apporté du sable et des pierres pour les terrasses et du bois pour le four,
nous pouvions partir sur la berge jusqu’au déjeuner. Pendant des après-midis
gonflés de chaleur insupportable, nous restions dans le jardin en dévorant des
livres et des magazines « Science et vie », pendant que la grand-mère
se reposait sous les murmures émis par son poste radio « Mayak ».
Le russe de
Jania s’est enrichi considérablement, des mots familiers, parfois vulgaires se
sont glissés dans son vocabulaire, et quelle richesse d’intonation ! J’ai
toujours été d’avis, que le russe cédait la place au français et à l’anglais
quand à la mélodie et le diapason sonore, « la monotonie russe » ancrée
dans ma tête s’est évaporée aussitôt que j’ai entendu Jania discuter avec sa
cousine dans le jardin.
Je suis
revenue à Saratov pour rencontrer la Volga. Dans ces rencontres, il n’y pas de
place pour la nostalgie, pour les souvenirs, mais il y a un besoin vital,
presqu’animal, de respirer ses odeurs, laisser les yeux se noyer dans ses
largeurs, se dissoudre dans ses eaux, elle m’accueille toujours. Je n’arrive
jamais à décrire ces moment de fusion avec la Volga, je sens très fort d’être
une partie d’elle.
Mon frère
prend les filles dans son petit bateau à moteur qu’il vient d’acquérir la
veille. C’est un vrai bibelot ; petits, on regardait ce genre de bateaux
avec un certain mépris – nous, on avait de vraies barges. Mais ce qui est très
bien avec ces petits bateaux de pécheurs, c’est ce qu’on peut plonger la main
par dessus le bord dans l’eau, sentir la résistance, accrocher les paumes des
nymphéas ; mon père buvait toujours dans la Volga, et il nous était permis
de faire la même chose – on plongeait la tasse et buvait de l’eau
« vivante ».
Polia est
très posée, la Volga lui est très familière. Je me souviens du moment où on
amarrait notre bateau près de Voskresensk, et les garçons du village
assiègaient mon père pour qu’il les prenne à bord et fasse un petit tour,
pendant que moi, je montais la route vers le magasin pour faire des courses. Au
retour, je voyais ces garçons fous d’agitation, surexcités, débordant de
bonheur quand ils descendaient le bateau. J’étais un peu fière, et en même
temps, indifférente à cette explosion de joie – mon père me permettait de
rester assise sur la proue pendant tout le trajet, la Volga et les bateaux
faisaient une grande partie de ma vie et j’y été fort habituée.
Jania est agitée car c’est tout nouveau pour
elle, Polia se montre le chef à bord, elle se réjouit de cette promenade comme
un enfant pourrait être content de revoir sa mère – très familière et une
source de joie quotidienne insaissable. Je suis tout à fait comme Polia.
Evguény est
venu déposer un sac en plastique avec quelques perches pour Stanislav Nikiforovitch.
Quelques-unes sont déjà mortes, on les nettoie très vite, les autres, toujours
vivantes sont laissées dans un seau rempli d’eau. Qu’est-ce qui
commence !!! Accroupie devant le seau, Polia attrape les poissons, et Jania
leur met du pain dans la bouche. Il faut mettre fin à cette torture en versant
l’eau avec les poissons dans une grande baignoire au fond du jardin.
La chasse
au ver solitaire n’a rien à voir avec la pêche. L’excitation retenue du pêcheur
devient un acharnement, sa patience dévie en poursuite affolée. Nous montions
dans une petite barque et poursuivions « le solitaire »,
l’étourdissions par des coups avec le plat de l’aviron sur la surface de l’eau,
et après avoir bien visé, on coupait court avec l’épaisseur du même aviron sur
le ventre gonflé, presque transparent du poisson. S’il n’y avait pas de barque,
on jetait des cailloux depuis la berge, en faisant approcher le poisson du
bas-fond, et puis, entouré de dizaines de jambes, le poisson était abattu. Le ver
solitaire tombait du ventre ouvert du poisson, et on s’acharnait sur cette
bande longue et étroite, luisant au soleil. Le poisson regardait le ciel d’un
oeil vitré et ouvrait large sa bouche. Ce n’était pas un cri muet de douleur,
mais juste que le poisson sorti de l’eau ouvre toujours sa bouche, et l’air sec
n’apporte à la pauvre bête rien que de la mort suffoquante.
Je trie les
livres d’enfants que ma maman garde. Il y en a beaucoup avec des histoires sur
les animaux, de très belles images de Tcharouchine. Très vraies, faites après
de longues observations de la nature, et en même temps très poétique. Polia est
très à l’aise avec les animaux et la nature. J’ai entendu sa mère dire une
chose très juste : « Être proche de la nature c’est aussi apprendre
beaucoup de choses très naturellement, elle aide à mettre l’accent moral dans
la vie ». Ce n’est pas pour autant dire que la ville fait de nous des
monstres, mais la nature est indispensable à l’éducation des enfants.
Ce qui me
dérange un peu, c’est que je ne suis jamais sûre de mon projet avant-gardiste, je n’ai
pas de réponse ou de réaction immédiate à mes efforts, mes actions ; Jania
ne pourra me raconter ses impressions que bien plus tard.
Les filles I
Je pense
souvent à la maison d’été de ma grand-mère. La datcha toute verte, noyée dans
la verdure ; de grosses lourdes pommes blanches qu’elle aimait tant. Grand-mère
s’asseyait sur un banc vert qui longait l’escalier de la maison, et coupait le
blanc de la chaire un peu sèche et rugueuse.
Devant la
cuisine, on a installé un grand bac rond, dans le trou au-dessus on versait de
l’eau, que le petit robinet vissé en bas recrachait dans l’évier.
La Volga
brillait au soleil de toutes ses écailles – un poisson géant en train de se
mouvoir entre deux rives.
Pommiers, cerisiers,
pruniers peuplaient le jardin et les terrasses, qu’on devait aménager chaque
année – la terre bouge tout le temps à cette endroit. D’habitude, il nous reste
toujours quelque chose d’inchangé dans les lieux quittés et revisités, qui
déclanche souvenirs. Je n’ai pas forcement envie d’aller voir ce qui reste de
la datcha. J’ai tout simplement nulle part où aller. La maison d’été de grand-
mère avec son potager, son jardin et ses terrasses a été littéralement dévorée
par la terre. Si je veux la retrouver telle que je l’ai connue – il vaut mieux
bien fouiller dans ma tête.
La prune
verte restait sur la fenêtre de la datcha et le soleil couchant s’attardait sur
son dos – j’aime bien la sortir, la regarder, tachée d’ombres et de lumières –
la fenêtre était encollée de feuilles de vigne sauvage qui grimpait sur la
maison, de l’extérieur – je la range bien
dans son casier éphémère et je cours chercher Jania à l’école.
A la maison,
j’ai banni le français. J’aime beaucoup sa gourmandise, j’aime l’avoir dans la
bouche, sentir la douceur de sa phonétique, faire revenir dans ma tête ses
tournures que j’ai piochées par-ci par là en lisant... Mais chez nous, on ne
parle que le Russe. Tous les jours, je me rends compte de sa fragilité extrème,
la langue qui s’imposait la-bas, un tel bison de Tolstoï, inébranlable,
présente, ici s’est vite fait chétive et vulnérable. Quand j’entends ici des
enfants russes parler leur langue maternelle – je n’en crois pas mes oreilles.
Ce sont des enfants à l’image des platanes de la ville – en été, ils
surplombent les rues avec leurs chapeaux flottants – en hiver, ce sont des géants
redressant leurs membres mutilés par la guerre. La famille qui est restée en Russie trouve que ces enfants « ont de la chance de vivre ici », dès
qu’ils ouvrent la bouche, on se rend compte que se sont des petits membres
amputés, qui ne connaissent guère leur corps biologique. Pour ne pas être fort
pessimiste, on peut ajouter, que ces petits membres ont, pourtant, bien repris
sur un corps étranger.
Non, ce que
je dis n’est pas juste, ce corps ne leur est pas du tout étranger, c’est plutôt
la Russie et le russe qui leur sont étranges, on ne peut s’approprier quelque
chose que par l’amour, que par le contact quotidien, voire exagéré, acharné. Un
pays, un lieu, une culture commencent à s’approprier par leur langue.
Ici, à moi
et à Jania, il ne reste que la langue. Je me demande ce qui se passe dans sa
tête – il n’existe qu’une dizaine de personnes dans mon entourage qui parlent
russe, pourquoi on le parle ? D’où est-ce qu’elle apparaît une fois par
an, sa baba Lilya, et se dématérialise jusqu’à sa voix que Jania entend dans le
téléphone...
J’ai envie
de lui montrer que ce qui nous reste de si précieux et de si éphémère, pourtant
– la langue – est enraciné dans un lieu bien précis, dans
des centaines et des miliers d’autres gens, que les lettres cyrilliques
inondent le champ de vision, et Saratov est bien là, et des rues, et des
bateaux et des barges sur la Volga – ce n’est pas que mon invention comme le
conte du petit âne qui avait mal aux oreilles. « Mamotchka, raconte-moi
une histoire de petit âne qui avait mal aux oreilles ». Mais quel âne,
quelles oreilles ? Et voilà, je dois inventer sur le champ une histoire de
l’âne ou que sais-je, comme si c’était un conte bien connu. « Et
maintenant un conte du singe et du papillon ». Au moins j’ai les
personnages principaux.
Peut-être, j’essaie de truffer mon enfant avec des choses qui ne lui importent qu’à moitié,
que je m’impose trop parce qu’elle n’est Russe qu’à moitié... Comment peut-on
être quelque chose à moitié ? L’être humain n’est pas un gâteau, je pense
que l’appartenance à une culture, à une famille est beaucoup plus complexe, se
construit, se chérit, se cultive de mille manières différentes, ce n’est plus
l’histoire de la cellule russe qui a rencontré la semence belge – « Ça
c’est à moi, ça c’est à toi ». Ce serait ridicule.
Avec Michel
Defourny, on a beaucoup parlé de l’exil. J’ai dit à un moment que les immigrés
qui sont venus ici après la Révolution, se tenaient toujours à l’écart de ceux
qui viennent maintenant. Ils ont raison, peut-être, parce que ces
« nouveaux-arrivants » n’ont rien à voir avec eux, même la langue est
un autre russe, la pâte, le moule ne sont pas les mêmes. « Soviétique » pour eux veut dire
la même chose que lépreux, que nous tous, qui restaient, vivaient, étaient nés
là bas, portaient cette tache indélébile et repoussante de « sovok ».
Certes, il y avait une coupure brutale dans la transmission culturelle, mais il
existe toujours une transmission qui
passe par dessus les événements, et moi
je me sens aussi russe que ceux qui sont venus ici dans les années 20, et leurs
petits enfants nés ici ne sont russes que s’ils parlent russe et partagent
cette culture.
Je me
sentirais ici comme un poisson dans l’eau s’il n y avait pas de barrages. Le français
me restera toujours langue étrangère. (Je pense à Agota Kristof, elle se
forcait à s’exprimer en français, qui restait pour elle une langue non-appropriée,
et comment elle assumait toute la maladresse de sa maîtrise imparfaite). Je ne
traduis pas mes notes du russe, je les écris directement en français, comme ça
me vient à l’esprit. Je relis un mélange, un monstre qui emprunte à deux
langues en même temps – à deux mondes ?
Je me sens
entre deux chaises, et on ne peut pas bien s’asseoir que sur une à la fois.
Chez mon
père, au travail, il y a des dizaines d’enfants – ils restent dans l’orthopédie
pendant des semaines et des mois. Leur maman passe des nuits et des jours à
leurs côtés. Mon père crie sur une mère qui n’a pas changé un bébé orphelin qui
séjournait dans la même chambre que son propre enfant. Je ne me suis jamais
rien cassé. Jania s’est cassé le bras. Je ne connais pas cette douleur. Je connais
la douleur de la mère d’un enfant qui a très mal. La fracture – je l’ai vu tout
de suite : je suis une habituée des radios. Mon père en collait sur les
carreaux pour demander l’avis de ma maman. Le sapin de Nouvel An se tenait bien
droit dans l’appareil d’Ilizarov, des vis et des crochets du même appareil étaient
bien pratiques pour renforcer, réparer, remplacer, et trouvaient bien leur place dans la maison.
Comme
l’esturgeon se dirige vers la frayère, monte la Volga vers ses origines pour
pondre – avoir un enfant est une manière de revivre sa propre enfance, d’aller
vers la source. Plus on vit, plus on élargit la terre pour voyager entre les
âges. Je comprends ceux qui sont plus jeunes, parce que moi, j’ai déjà vécu ça,
ma mère – je pourrai savoir ce qu’elle ressent quand elle ne sera plus là.
L’enfant
est un cadeau de Dieu qui ne nous appartient pas. Il n’appartient qu’à lui-même
et il est en même temps une partie de ce monde. C’est en devenant mère que j’ai
ressenti jusque dans mes entrailles la solitude.
Donc, j’ai
éliminé le français. Pour que le russe puisse survivre. Bien sûr, « l’ennemi »
guette partout – dans la rue, à l’école, fait son intrusion dans la maison,
quand je parle au téléphone ou quand il y a des invités francophones. Récemment,
j’ai eu l’occasion de constater à quel point le français de Janetchka est
rudimentaire. Ce n’est que le vocabulaire de la jungle – de sa classe de
l’école maternelle où il faut apprendre à défendre ses jouets et à se soumettre
à des ordres. Comme son russe est riche, raisonné, bien construit, reflète
toutes les nuances de ses pensés, ses craintes, ses émotions ! Comme son
français est handicapé et hostile...
Il n’y a
pas de maîtrise de la langue sans contact émotionnel avec le monde, avec les
autres qui l’habitent.
Je lui lis
beaucoup. Je ne comprends pas comment on peut dire à l’enfant : « Vas
te coucher », et il va se coucher, et cinq minutes après, on entend le
ronflement paisible. Je lis une dizaine de livres à voix haute, je pensais
jamais que cette lecture pourrait me procurer, à moi, autant de plaisir. Jania
peut écouter pendant une éternité. Les petits ronds brodés sur la couverture,
l’accoudoir rougeâtre bien usé du fauteuil de ma grand-mère – c’est la petite
fille sur une page qui sautille toujours là, au même endroit, fait revenir le
souvenir du moment exact de mon enfance.
Grand-mère lisait toujours avec sa voix sèche et plane comme la steppe de
Tchékov, peu importe si c’était du Pouchkine ou un article sur les oiseaux.
Elle lisait toujours « tchto » au lieu de « chto », et pour
moi c’était un petit crochet qui cassait la monotonie de sa voix pendant la
lecture, une secousse de la « britchka » – du « carrosse » –s’avançant
dans les champs.
J’aime
beaucoup Tchoukovski. Je suis emportée par le rythme constamment changeant de
ses vers, son talent étonnant de fusionner l’image et le son– cet amas de
« sch » et « tsch » pour les brosses et les gants de
toilette, les roulades de « r » du désordre matinal, les mots qui se
cognent dans le tempo allegro, trébuchent, éclatent comme la vaisselle qui
s’enfuit de la pauvre Fédora. Harms est toujours un délice pour l’oreille, et
une abondance pour l’imaginaire. Marchak, pour moi, est plus raffiné que Tchoukovski.
Michel m’a montré la traduction du « monsieur – tête en l’air de la ville
de Léningrad » (« L’Hurluberlu ») de Marchak en français – je
suis toujours curieuse de ce que devient une histoire dans la traduction –
est-elle aussi réussie au niveau du sens qu’au niveau de la chair – la
phonétique, se prête-t-elle aussi bien à l’oreille ? Michel me taqunait en
disant qu’il doutait s’il fallait me montrer ce livre – une BD presque, mais
c’est vraiment curieux de voir comment on s’approprie quelque chose d’origine
étrangère. Pouchkine reste toujours un grand mystère. Sa langue si riche, incrustée
de toutes sortes de « kitchki », « makovki »,
« névody », « persty », « « svatia baba Babarikha »
que je ne me donne même pas la peine d’expliquer à Jeannouchka, la fascine,
l’enchante, la berce, l’hypnotise – sinon comment expliquer qu’elle est capable
de dévorer à l’écoute une vingtaine de pages d’affilé de « Tsar
Saltan » ?
Des images,
des images, des images. La finesse incroyable des illustrations de
Tcharouchine, le graphisme de mise en page de Lébédev, la générosité orientale
de Mavrina, les « médvédi » de Vasnetsov, la ligne vibrante des
dessins de Konachévitch...Une attention extraordinaire portée au détail. Je ne
faisais que regarder ces images quand j’étais petite, ce n’est que maintenant
que je me rends compte à quel point elles sont ancrées dans mon imagination, je
suis imprégnée de ces images comme une
« romovaya baba » – un cake au rhum, et quand on le croque, une
grosse goutte sucrée en sort et colle les doigts. Je pense qu’il m’arrive
parfois aussi, à mon insu, de faire apparaître dans mes dessins des traces des
images vues dans mon enfance.
Maman
trouait mes livres avec une perforatrice,
les rassemblait par dizaine en « faisceaux » et passait des
bandelettes à travers les trous. Comme ça, on pouvait lire le soir tout le
« volume » et les livres, petits et minces, ne s’égaraient pas dans
ma chambre. Michel se demandait si ces
trous n’avaient pas quelque chose à voir avec des trous sur certains livres du
Père Castor qu’il avait.
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