On a encore
une heure avant le départ du train Moscou-Saratov. Jania et baba vont faire un
petit tour de la gare, moi, je reste auprès des valises. Des moineaux
sautillent dans un parterre d’oeillets d’Inde. Les oiseaux arrachent des
pétales, et les fleurs deviennent aussi ébouriffées que les moineaux.
Saratov est
une ville absolument horizontale, malgré plusieurs bâtiments qui percent les
bords de la Volga et se rencontrent par-ci par-là au centre de la ville et la
déforment par leurs couleurs et leur architecture. La ville en soi est devenue
fort hétérogène : les panneaux publicitaires surplombent les trottoirs,
cachent les façades, crient aux carrefours, à leurs côtés – des tas d’ordures
et des jolies petites cours enfoncées, complétement déglinguées, on fait sécher
le linge à des terrasses couvertes, de larges toits reposent leurs poids sur des
piliers massifs en bois et tout a l’air d’une instabilité qui perdure,
pourtant, depuis une éternité. Le XIXe respire pleins poumons dans
ces coins.
J’habitais
la rue Béloglinskaïa, anciemment la rue Borissov-Moussatov, du nom du peintre
qui y habitait et y avait sa maison, devenue un petit musée. Je n’y ai jamais
été, et je pousse la portière en fonte. La maison en bois, avec une petite
terrasse, abrite ses quelques objets personnels, quelques tableaux et
photographies. La vieille dame qui y travaille se précipite à ma rencontre,
elle parle volontiers, les visiteurs y sont rares. Je flâne dans les petites
chambres, je sors – il y a un petit potager, des cerisiers et au fond de la
cours – une gloriette, toute couverte de
plantes grimpantes. En face – une construction, j’ai du mal à nommer cela
« maison », avec une large terrasse de ce genre qu’on voit très
souvent dans les cours arrières à Saratov, penchée, les chassis de fenêtres
partant de travers, tout pouvant s’éffondrer et étant soutenu par n’importe quelle
force, ça doit être le fameux « avoss’ » – « au cas où »,
« j’espère que cela ne m’arrive pas ». C’est là que le peintre
habitait, le musée voulait l’acquérir des habitants actuels, mais ne pouvait
pas se mettre d’accord avec eux sur le prix.
Les rues principales
sont très grossières. Les rez-de-chaussée des maisons sont enlaidis par la
tendance omniprésente de changer les appartements en espaces commerciaux, on
élargit les fenêtres pour en faire des portes, et on place des escaliers, qui
encombrent le trottoir. Si on lève la tête, on peut voir de vieilles façades
abandonnées, qui datent du XIXe, des morceaux de briques
pouvant toujours atterrir sur la tête des passants. De même avec des bâtiments
moins anciens : l’architecture stalinienne commence à s’effriter, des
balustrades se dénudent du béton pour rendre visibles leurs échines en acier. Le
pire arrive aux blocs d’appartements « khrouschevki » qui confient la
tristesse et le désespoir existentiels (dûs
plutôt au contexte historique, qu’à l’architecture elle-même) à la ville, que
ce soit Saratov, ou Berlin. Dans ces « khrouschovki », l’eau inonde
les rez-de chaussées et ruisselle des plafonds chez les habitants des derniers
étages.
Tout a une
autre échelle. Rentrée dans l’appartement de ma maman, je rebute devant
l’espace qui n’est plus à ma taille. Moi, comme Alice gourmande, je me sens
trop serrée dans ces murs. Petit à petit, je m’habitue. J’ai quand même vécu
deux tiers de ma vie ici. Mais ce sentiment d’être serrée à l’intérieur
s’équilibre parfaitement par la largeur des rues et l’espace infini de la
Volga. À Bruxelles, irrévocablement verticale, la hauteur de mes plafonds
bourgeois n’équilibre point l’étroitesse des rues, de l’espace qui m’entoure à
l’extérieur.
Chaque parent
« nouveau cuit », avec la naissance de son enfant, fait face à un
projet avant-gardiste. Qu’est ce que je veux donner à mon enfant, comment je
vais influencer sa vision du monde, qu’est ce que je lui montre, qu’est-ce que
je lui lis, qu’est que je lui raconte ?
Mes livres
d’enfant que je garde et que je lis à Jania tous les soirs sont toute une
histoire. Histoire du livre d’enfant, histoire d’un enfant qui a grandi avec
ces livres, histoire d’un adulte qui les relit à son enfant, et se relit
soi-même en les relisant. On aime bien garder précieusement les histoires. Ces
livres vivent. La vie dépense à tue-tête, digère, recrache, casse, et se
moquant de tout, continue son chemin. Les livres vivent, se lisent, se
salissent, se déchirent, se recollent, se prêtent à gribouiller dessus, se JETTENT,
peut-on s’imaginer combien de Konachévitch et de Tchoukovsky se sont retrouvés
dans les corbeilles à papier ?
J’ai même
un peu honte de mes livres mutilés quand je vois les mêmes éditions chez
Michel, protégés par le papier de riz.
Le musée de
Radischev – mon bonheur. Un espace décalé, l’espace de mon enfance,
peut-être ? Avec Jeannouchka on y va, je lui montre ma peinture préférée. Quelques
moments de ma vie me renvoient toujours à cette image. De nouveau, j’ai un
souci d’échelle, je ne pensais pas que ce tableau était si petit, je me
souviens de le voir d’en bas, il me surplombait par son format et son sujet,
ici, je dois même me pencher un peu,
m’approcher autant que les vieilles dames qui gardent les salles me le
permettent, pour voir la délicatesse des traits du pinceau.
« La
nourrice rendant visite à son enfant malade ». La vieille compte des
gouttes à donner à l’enfant, la sale literie de son petit lit contraste avec
les riches habits de sa mère, son visage épuisé par la maladie contraste avec
les physionomies roses et potelées des deux gamins qui accompagnent la nourrice,
tout au fond – le visage figé,
réprobateur et froid du serviteur qui doit ramener la nourrice et les enfants à
la maison après la visite.
La fille
venue chercher de la potion magique, les interieurs ensoleillés donnant sur les
jardins fleuris, la légèreté soufflant des Kouznetsov, la tristesse déchirante
des Borissov-Moussatov et la Volga inondant les salles du musée.
Je viens au
travail de ma grand-mère. Je salue le squelette en lui serrant la main, j’adore
sentir dans ma paume ses phalanges fines, lisses et froides. Parfois, j’insiste
et les ondes du mouvement se repandent sur tous ses os attachés les uns aux autres
par un fil de fer, et le pauvre commence à trembler et cela les fait déplacer,
ces os. Je lui caresse le crâne et je m’affale dans le fauteuil vert sur pied
tournant. Je regarde, lasse, des étudiants en médecine, portant des chemises
blanches et des petits chapeaux blancs qui les rendent encore plus ridicules – épaules
tombées, voix très basses et incertaines, les étudiants balbutient leurs examens
dans le bureau du professeur, la chéfine. La grand-mère est à la tête de la
chaire de traumatologie et d’orthopédie à l’hôpital Deuxième Sovétskaïa. Il y a
aussi une grande poupée, fardée, aux yeux verts, avec une tresse de faux
cheveux très serrée. Elle a une large jupe doublée – la poupée est à poser sur
une théillère chaude. Les armoires remplies d’atlas anatomiques et d’encyclopédies
en médecine sont bordées de quelques photos de notre famille – ces images ont
été toutes faites par le photographe qui travaille ici-même, à l’hôpital. Et
nous sommes, inévitablement, filmés sur le fonds de ces armoires, au bureau.
J’ai toujours des yeux plissés sur ces photos, la lumière corrosive des lampes
photographiques me dérange horriblement.
Jania adore
regarder des atlas anatomiques chez ma maman, feuillète les planches avec le
système cardio-vasculaire, s’étonne devant des boutons et des microbes. L’école
maternelle est déformée, à l’approche de Halloween, par des taches oranges, des
toiles d’araignées, des effigies de Baba Yaga « industrialisée », des
squelettes ébauchés. Jeannouchka les aime bien aussi, ces squelettes, il leur
manque, pourtant, la finesse et la tendresse de celui que j’ai connu, moi. Elle
nomme ses parties, et se rappelle toujours de son bras cassé.
Je fais
quelques tours dans le fauteuil, des peupliers dans la fenêtre, le squelette,
le large dos de grand-mère, le visage pâle de l’étudiant, l’appareil d’Ilizarov,
les peupliers, le squelette, l’étudiant... Je descends du fauteil et je sors
dans le couloir. Ça sent la salle de plâtre, l’iode et la bouillie de
semoule de blé, avec des grumeaux, qu’on donne aux patients. Aux toilettes et dans les chambres,
s’installent les conditions du Moyen Âge.
Je ne m’attendais
pas à ce que Jania soit si vite dans son assiette. Ce monde, qui lui est
complétement étranger, parce qu’elle n’y vit pas, est en même temps le sien,
par le biais de la langue qu’elle maîtrise, à laquelle elle s’identifie.
« Regarde, ces gens parlent comme toi et moi » – me dit-elle chaque
fois, qu’elle entend des gens parler russe, par hasard, dans les rues de
Bruxelles. Je suis étonnée par son ouverture vers les autres. À Bruxelles, elle
est très suspecte et sournoise vis-à-vis des gens qu’elle rencontre dans la
rue, dans les transports, aux magasins. Ici, elle rentre toute seule dans la
conversation avec de vieilles dames qui lui sourient dans le bus, commence à
« déballer » toute sa petite vie, regarde une petite fille inconnue
lui adresser la parole.
Ça devrait
être drôle de voir se matérialiser tous ceux qui font la famille, qu’elle ne
connaissait que d’après mes histoires et quelques photos. On lui demande de
dire quelque chose en français, elle refuse, et j’imagine que c’est parce
qu’elle se rend compte de la fonctionnalité de la langue, qu’on l’utilise pour
communiquer avec l’autre, que ce n’est pas une frivolité qu’elle est, la
langue, dans le cas où un petit garçon, monté sur la chaise, récite devant les
invités admiratifs un petit poème en langue étrangère.
Les filles
passent des journées entières dans le jardin, jouent avec tout ce qui tombe
sous la main, font de la soupe avec de la sciure de bois, la tourne avec des
brindilles trouvées par terre, se font des ongles avec des pétales de roses de baba
Lilya. Comme des petits moineaux, elles se jettent sur les lourdes grappes de
raisins, le jus colle les doigts, ruisselle sur les ventres. Derrière les
vignes qui grimpent sur la terrasse, Stanislav Nikiforovitch est en train de
presser du jus de pommes. Tout frais – il est inbuvable – très fort, très cru,
mais le seau restant un jour dans la cuisine à la tempèrature ambiante – qui
est de 35 degrés à peu près, le lendemain, ce même jus commence à fermenter et
devient du cidre délicieux. Assises sur un canapé-balançoire les filles grignotent
une pomme, sans l’avoir terminé la jettent dans le buisson d’hortensia à côté,
ramassent tout de suite une autre, hurlent quand un gros ver sort du trognon.
Quelle
corvée c’était de ramasser des pommes dans les pivoines, les hortensias, les
épines de framboise. Après, dans la cuisine, à côté de grand-mère, il fallait
les couper en quatre, et elle les épluchait et mettait dans du plastique pour,
au retour à Saratov, faire de la confiture aux pommes. À ces moments, je détestais
la datcha et ces pommes que je jetais en cachette au-delà de nos terrasses,
dans des roseaux qui bordaient les berges de la Volga, je boudais ma grand-mère
qui ne me laissait pas partir nager, alors que les garçons y étaient depuis le
matin.
Elle se
levait très tôt, allumait le four en fonte à l’extérieur, préparait le petit
déjeuner – des invariables petites crèpes, que nous trois engloutissions par
dizaines, de la bouillie de blé ou des pâtes. Après avoir ramassé des pommes,
apporté du sable et des pierres pour les terrasses et du bois pour le four,
nous pouvions partir sur la berge jusqu’au déjeuner. Pendant des après-midis
gonflés de chaleur insupportable, nous restions dans le jardin en dévorant des
livres et des magazines « Science et vie », pendant que la grand-mère
se reposait sous les murmures émis par son poste radio « Mayak ».
Le russe de
Jania s’est enrichi considérablement, des mots familiers, parfois vulgaires se
sont glissés dans son vocabulaire, et quelle richesse d’intonation ! J’ai
toujours été d’avis, que le russe cédait la place au français et à l’anglais
quand à la mélodie et le diapason sonore, « la monotonie russe » ancrée
dans ma tête s’est évaporée aussitôt que j’ai entendu Jania discuter avec sa
cousine dans le jardin.
Je suis
revenue à Saratov pour rencontrer la Volga. Dans ces rencontres, il n’y pas de
place pour la nostalgie, pour les souvenirs, mais il y a un besoin vital,
presqu’animal, de respirer ses odeurs, laisser les yeux se noyer dans ses
largeurs, se dissoudre dans ses eaux, elle m’accueille toujours. Je n’arrive
jamais à décrire ces moment de fusion avec la Volga, je sens très fort d’être
une partie d’elle.
Mon frère
prend les filles dans son petit bateau à moteur qu’il vient d’acquérir la
veille. C’est un vrai bibelot ; petits, on regardait ce genre de bateaux
avec un certain mépris – nous, on avait de vraies barges. Mais ce qui est très
bien avec ces petits bateaux de pécheurs, c’est ce qu’on peut plonger la main
par dessus le bord dans l’eau, sentir la résistance, accrocher les paumes des
nymphéas ; mon père buvait toujours dans la Volga, et il nous était permis
de faire la même chose – on plongeait la tasse et buvait de l’eau
« vivante ».
Polia est
très posée, la Volga lui est très familière. Je me souviens du moment où on
amarrait notre bateau près de Voskresensk, et les garçons du village
assiègaient mon père pour qu’il les prenne à bord et fasse un petit tour,
pendant que moi, je montais la route vers le magasin pour faire des courses. Au
retour, je voyais ces garçons fous d’agitation, surexcités, débordant de
bonheur quand ils descendaient le bateau. J’étais un peu fière, et en même
temps, indifférente à cette explosion de joie – mon père me permettait de
rester assise sur la proue pendant tout le trajet, la Volga et les bateaux
faisaient une grande partie de ma vie et j’y été fort habituée.
Jania est agitée car c’est tout nouveau pour
elle, Polia se montre le chef à bord, elle se réjouit de cette promenade comme
un enfant pourrait être content de revoir sa mère – très familière et une
source de joie quotidienne insaissable. Je suis tout à fait comme Polia.
Evguény est
venu déposer un sac en plastique avec quelques perches pour Stanislav Nikiforovitch.
Quelques-unes sont déjà mortes, on les nettoie très vite, les autres, toujours
vivantes sont laissées dans un seau rempli d’eau. Qu’est-ce qui
commence !!! Accroupie devant le seau, Polia attrape les poissons, et Jania
leur met du pain dans la bouche. Il faut mettre fin à cette torture en versant
l’eau avec les poissons dans une grande baignoire au fond du jardin.
La chasse
au ver solitaire n’a rien à voir avec la pêche. L’excitation retenue du pêcheur
devient un acharnement, sa patience dévie en poursuite affolée. Nous montions
dans une petite barque et poursuivions « le solitaire »,
l’étourdissions par des coups avec le plat de l’aviron sur la surface de l’eau,
et après avoir bien visé, on coupait court avec l’épaisseur du même aviron sur
le ventre gonflé, presque transparent du poisson. S’il n’y avait pas de barque,
on jetait des cailloux depuis la berge, en faisant approcher le poisson du
bas-fond, et puis, entouré de dizaines de jambes, le poisson était abattu. Le ver
solitaire tombait du ventre ouvert du poisson, et on s’acharnait sur cette
bande longue et étroite, luisant au soleil. Le poisson regardait le ciel d’un
oeil vitré et ouvrait large sa bouche. Ce n’était pas un cri muet de douleur,
mais juste que le poisson sorti de l’eau ouvre toujours sa bouche, et l’air sec
n’apporte à la pauvre bête rien que de la mort suffoquante.
Je trie les
livres d’enfants que ma maman garde. Il y en a beaucoup avec des histoires sur
les animaux, de très belles images de Tcharouchine. Très vraies, faites après
de longues observations de la nature, et en même temps très poétique. Polia est
très à l’aise avec les animaux et la nature. J’ai entendu sa mère dire une
chose très juste : « Être proche de la nature c’est aussi apprendre
beaucoup de choses très naturellement, elle aide à mettre l’accent moral dans
la vie ». Ce n’est pas pour autant dire que la ville fait de nous des
monstres, mais la nature est indispensable à l’éducation des enfants.
Ce qui me
dérange un peu, c’est que je ne suis jamais sûre de mon projet avant-gardiste, je n’ai
pas de réponse ou de réaction immédiate à mes efforts, mes actions ; Jania
ne pourra me raconter ses impressions que bien plus tard.