Tuesday 5 July 2016

Les filles II

On a encore une heure avant le départ du train Moscou-Saratov. Jania et baba vont faire un petit tour de la gare, moi, je reste auprès des valises. Des moineaux sautillent dans un parterre d’oeillets d’Inde. Les oiseaux arrachent des pétales, et les fleurs deviennent aussi ébouriffées que les moineaux.

Saratov est une ville absolument horizontale, malgré plusieurs bâtiments qui percent les bords de la Volga et se rencontrent par-ci par-là au centre de la ville et la déforment par leurs couleurs et leur architecture. La ville en soi est devenue fort hétérogène : les panneaux publicitaires surplombent les trottoirs, cachent les façades, crient aux carrefours, à leurs côtés – des tas d’ordures et des jolies petites cours enfoncées, complétement déglinguées, on fait sécher le linge à des terrasses couvertes, de larges toits reposent leurs poids sur des piliers massifs en bois et tout a l’air d’une instabilité qui perdure, pourtant, depuis une éternité. Le XIXe respire pleins poumons dans ces coins.

J’habitais la rue Béloglinskaïa, anciemment la rue Borissov-Moussatov, du nom du peintre qui y habitait et y avait sa maison, devenue un petit musée. Je n’y ai jamais été, et je pousse la portière en fonte. La maison en bois, avec une petite terrasse, abrite ses quelques objets personnels, quelques tableaux et photographies. La vieille dame qui y travaille se précipite à ma rencontre, elle parle volontiers, les visiteurs y sont rares. Je flâne dans les petites chambres, je sors – il y a un petit potager, des cerisiers et au fond de la cours  – une gloriette, toute couverte de plantes grimpantes. En face – une construction, j’ai du mal à nommer cela « maison », avec une large terrasse de ce genre qu’on voit très souvent dans les cours arrières à Saratov, penchée, les chassis de fenêtres partant de travers, tout pouvant s’éffondrer et étant soutenu par n’importe quelle force, ça doit être le fameux « avoss’ » – « au cas où », « j’espère que cela ne m’arrive pas ». C’est là que le peintre habitait, le musée voulait l’acquérir des habitants actuels, mais ne pouvait pas se mettre d’accord avec eux sur le prix.

Les rues principales sont très grossières. Les rez-de-chaussée des maisons sont enlaidis par la tendance omniprésente de changer les appartements en espaces commerciaux, on élargit les fenêtres pour en faire des portes, et on place des escaliers, qui encombrent le trottoir. Si on lève la tête, on peut voir de vieilles façades abandonnées, qui datent du XIXe,  des morceaux de briques pouvant toujours atterrir sur la tête des passants. De même avec des bâtiments moins anciens : l’architecture stalinienne commence à s’effriter, des balustrades se dénudent du béton pour rendre visibles leurs échines en acier. Le pire arrive aux blocs d’appartements « khrouschevki » qui confient la tristesse et le désespoir existentiels  (dûs plutôt au contexte historique, qu’à l’architecture elle-même) à la ville, que ce soit Saratov, ou Berlin. Dans ces « khrouschovki », l’eau inonde les rez-de chaussées et ruisselle des plafonds chez les habitants des derniers étages.

Tout a une autre échelle. Rentrée dans l’appartement de ma maman, je rebute devant l’espace qui n’est plus à ma taille. Moi, comme Alice gourmande, je me sens trop serrée dans ces murs. Petit à petit, je m’habitue. J’ai quand même vécu deux tiers de ma vie ici. Mais ce sentiment d’être serrée à l’intérieur s’équilibre parfaitement par la largeur des rues et l’espace infini de la Volga. À Bruxelles, irrévocablement verticale, la hauteur de mes plafonds bourgeois n’équilibre point l’étroitesse des rues, de l’espace qui m’entoure à l’extérieur.

Chaque parent « nouveau cuit », avec la naissance de son enfant, fait face à un projet avant-gardiste. Qu’est ce que je veux donner à mon enfant, comment je vais influencer sa vision du monde, qu’est ce que je lui montre, qu’est-ce que je lui lis, qu’est que je lui raconte ?

Mes livres d’enfant que je garde et que je lis à Jania tous les soirs sont toute une histoire. Histoire du livre d’enfant, histoire d’un enfant qui a grandi avec ces livres, histoire d’un adulte qui les relit à son enfant, et se relit soi-même en les relisant. On aime bien garder précieusement les histoires. Ces livres vivent. La vie dépense à tue-tête, digère, recrache, casse, et se moquant de tout, continue son chemin. Les livres vivent, se lisent, se salissent, se déchirent, se recollent, se prêtent à gribouiller dessus, se JETTENT, peut-on s’imaginer combien de Konachévitch et de Tchoukovsky se sont retrouvés dans les corbeilles à papier ?

J’ai même un peu honte de mes livres mutilés quand je vois les mêmes éditions chez Michel, protégés par le papier de riz.

Le musée de Radischev – mon bonheur. Un espace décalé, l’espace de mon enfance, peut-être ? Avec Jeannouchka on y va, je lui montre ma peinture préférée. Quelques moments de ma vie me renvoient toujours à cette image. De nouveau, j’ai un souci d’échelle, je ne pensais pas que ce tableau était si petit, je me souviens de le voir d’en bas, il me surplombait par son format et son sujet, ici, je dois même  me pencher un peu, m’approcher autant que les vieilles dames qui gardent les salles me le permettent, pour voir la délicatesse des traits du pinceau.

« La nourrice rendant visite à son enfant malade ». La vieille compte des gouttes à donner à l’enfant, la sale literie de son petit lit contraste avec les riches habits de sa mère, son visage épuisé par la maladie contraste avec les physionomies roses et potelées des deux gamins qui accompagnent la nourrice, tout au fond –  le visage figé, réprobateur et froid du serviteur qui doit ramener la nourrice et les enfants à la maison après la visite.

La fille venue chercher de la potion magique, les interieurs ensoleillés donnant sur les jardins fleuris, la légèreté soufflant des Kouznetsov, la tristesse déchirante des Borissov-Moussatov et la Volga inondant les salles du musée.

Je viens au travail de ma grand-mère. Je salue le squelette en lui serrant la main, j’adore sentir dans ma paume ses phalanges fines, lisses et froides. Parfois, j’insiste et les ondes du mouvement se repandent sur tous ses os attachés les uns aux autres par un fil de fer, et le pauvre commence à trembler et cela les fait déplacer, ces os. Je lui caresse le crâne et je m’affale dans le fauteuil vert sur pied tournant. Je regarde, lasse, des étudiants en médecine, portant des chemises blanches et des petits chapeaux blancs qui les rendent encore plus ridicules – épaules tombées, voix très basses et incertaines, les étudiants balbutient leurs examens dans le bureau du professeur, la chéfine. La grand-mère est à la tête de la chaire de traumatologie et d’orthopédie à l’hôpital Deuxième Sovétskaïa. Il y a aussi une grande poupée, fardée, aux yeux verts, avec une tresse de faux cheveux très serrée. Elle a une large jupe doublée – la poupée est à poser sur une théillère chaude. Les armoires remplies d’atlas anatomiques et d’encyclopédies en médecine sont bordées de quelques photos de notre famille – ces images ont été toutes faites par le photographe qui travaille ici-même, à l’hôpital. Et nous sommes, inévitablement, filmés sur le fonds de ces armoires, au bureau. J’ai toujours des yeux plissés sur ces photos, la lumière corrosive des lampes photographiques me dérange horriblement.

Jania adore regarder des atlas anatomiques chez ma maman, feuillète les planches avec le système cardio-vasculaire, s’étonne devant des boutons et des microbes. L’école maternelle est déformée, à l’approche de Halloween, par des taches oranges, des toiles d’araignées, des effigies de Baba Yaga « industrialisée », des squelettes ébauchés. Jeannouchka les aime bien aussi, ces squelettes, il leur manque, pourtant, la finesse et la tendresse de celui que j’ai connu, moi. Elle nomme ses parties, et se rappelle toujours de son bras cassé.

Je fais quelques tours dans le fauteuil, des peupliers dans la fenêtre, le squelette, le large dos de grand-mère, le visage pâle de l’étudiant, l’appareil d’Ilizarov, les peupliers, le squelette, l’étudiant... Je descends du fauteil et je sors dans le couloir. Ça sent la salle de plâtre, l’iode et la bouillie de semoule de blé, avec des grumeaux, qu’on donne aux patients.  Aux toilettes et dans les chambres, s’installent les conditions du Moyen Âge.

Je ne m’attendais pas à ce que Jania soit si vite dans son assiette. Ce monde, qui lui est complétement étranger, parce qu’elle n’y vit pas, est en même temps le sien, par le biais de la langue qu’elle maîtrise, à laquelle elle s’identifie. « Regarde, ces gens parlent comme toi et moi » – me dit-elle chaque fois, qu’elle entend des gens parler russe, par hasard, dans les rues de Bruxelles. Je suis étonnée par son ouverture vers les autres. À Bruxelles, elle est très suspecte et sournoise vis-à-vis des gens qu’elle rencontre dans la rue, dans les transports, aux magasins. Ici, elle rentre toute seule dans la conversation avec de vieilles dames qui lui sourient dans le bus, commence à « déballer » toute sa petite vie, regarde une petite fille inconnue lui adresser la parole.

Ça devrait être drôle de voir se matérialiser tous ceux qui font la famille, qu’elle ne connaissait que d’après mes histoires et quelques photos. On lui demande de dire quelque chose en français, elle refuse, et j’imagine que c’est parce qu’elle se rend compte de la fonctionnalité de la langue, qu’on l’utilise pour communiquer avec l’autre, que ce n’est pas une frivolité qu’elle est, la langue, dans le cas où un petit garçon, monté sur la chaise, récite devant les invités admiratifs un petit poème en langue étrangère.

Les filles passent des journées entières dans le jardin, jouent avec tout ce qui tombe sous la main, font de la soupe avec de la sciure de bois, la tourne avec des brindilles trouvées par terre, se font des ongles avec des pétales de roses de baba Lilya. Comme des petits moineaux, elles se jettent sur les lourdes grappes de raisins, le jus colle les doigts, ruisselle sur les ventres. Derrière les vignes qui grimpent sur la terrasse, Stanislav Nikiforovitch est en train de presser du jus de pommes. Tout frais – il est inbuvable – très fort, très cru, mais le seau restant un jour dans la cuisine à la tempèrature ambiante – qui est de 35 degrés à peu près, le lendemain, ce même jus commence à fermenter et devient du cidre délicieux. Assises sur un canapé-balançoire les filles grignotent une pomme, sans l’avoir terminé la jettent dans le buisson d’hortensia à côté, ramassent tout de suite une autre, hurlent quand un gros ver sort du trognon.

Quelle corvée c’était de ramasser des pommes dans les pivoines, les hortensias, les épines de framboise. Après, dans la cuisine, à côté de grand-mère, il fallait les couper en quatre, et elle les épluchait et mettait dans du plastique pour, au retour à Saratov, faire de la confiture aux pommes. À ces moments, je détestais la datcha et ces pommes que je jetais en cachette au-delà de nos terrasses, dans des roseaux qui bordaient les berges de la Volga, je boudais ma grand-mère qui ne me laissait pas partir nager, alors que les garçons y étaient depuis le matin.

Elle se levait très tôt, allumait le four en fonte à l’extérieur, préparait le petit déjeuner – des invariables petites crèpes, que nous trois engloutissions par dizaines, de la bouillie de blé ou des pâtes. Après avoir ramassé des pommes, apporté du sable et des pierres pour les terrasses et du bois pour le four, nous pouvions partir sur la berge jusqu’au déjeuner. Pendant des après-midis gonflés de chaleur insupportable, nous restions dans le jardin en dévorant des livres et des magazines « Science et vie », pendant que la grand-mère se reposait sous les murmures émis par son poste radio « Mayak ».
  
Le russe de Jania s’est enrichi considérablement, des mots familiers, parfois vulgaires se sont glissés dans son vocabulaire, et quelle richesse d’intonation ! J’ai toujours été d’avis, que le russe cédait la place au français et à l’anglais quand à la mélodie et le diapason sonore, « la monotonie russe » ancrée dans ma tête s’est évaporée aussitôt que j’ai entendu Jania discuter avec sa cousine dans le jardin.

Je suis revenue à Saratov pour rencontrer la Volga. Dans ces rencontres, il n’y pas de place pour la nostalgie, pour les souvenirs, mais il y a un besoin vital, presqu’animal, de respirer ses odeurs, laisser les yeux se noyer dans ses largeurs, se dissoudre dans ses eaux, elle m’accueille toujours. Je n’arrive jamais à décrire ces moment de fusion avec la Volga, je sens très fort d’être une partie d’elle.
Mon frère prend les filles dans son petit bateau à moteur qu’il vient d’acquérir la veille. C’est un vrai bibelot ; petits, on regardait ce genre de bateaux avec un certain mépris – nous, on avait de vraies barges. Mais ce qui est très bien avec ces petits bateaux de pécheurs, c’est ce qu’on peut plonger la main par dessus le bord dans l’eau, sentir la résistance, accrocher les paumes des nymphéas ; mon père buvait toujours dans la Volga, et il nous était permis de faire la même chose – on plongeait la tasse et buvait de l’eau « vivante ».

Polia est très posée, la Volga lui est très familière. Je me souviens du moment où on amarrait notre bateau près de Voskresensk, et les garçons du village assiègaient mon père pour qu’il les prenne à bord et fasse un petit tour, pendant que moi, je montais la route vers le magasin pour faire des courses. Au retour, je voyais ces garçons fous d’agitation, surexcités, débordant de bonheur quand ils descendaient le bateau. J’étais un peu fière, et en même temps, indifférente à cette explosion de joie – mon père me permettait de rester assise sur la proue pendant tout le trajet, la Volga et les bateaux faisaient une grande partie de ma vie et j’y été fort habituée.

Jania est agitée car c’est tout nouveau pour elle, Polia se montre le chef à bord, elle se réjouit de cette promenade comme un enfant pourrait être content de revoir sa mère – très familière et une source de joie quotidienne insaissable. Je suis tout à fait comme Polia.

Evguény est venu déposer un sac en plastique avec quelques perches pour Stanislav Nikiforovitch. Quelques-unes sont déjà mortes, on les nettoie très vite, les autres, toujours vivantes sont laissées dans un seau rempli d’eau. Qu’est-ce qui commence !!! Accroupie devant le seau, Polia attrape les poissons, et Jania leur met du pain dans la bouche. Il faut mettre fin à cette torture en versant l’eau avec les poissons dans une grande baignoire au fond du jardin.

La chasse au ver solitaire n’a rien à voir avec la pêche. L’excitation retenue du pêcheur devient un acharnement, sa patience dévie en poursuite affolée. Nous montions dans une petite barque et poursuivions « le solitaire », l’étourdissions par des coups avec le plat de l’aviron sur la surface de l’eau, et après avoir bien visé, on coupait court avec l’épaisseur du même aviron sur le ventre gonflé, presque transparent du poisson. S’il n’y avait pas de barque, on jetait des cailloux depuis la berge, en faisant approcher le poisson du bas-fond, et puis, entouré de dizaines de jambes, le poisson était abattu. Le ver solitaire tombait du ventre ouvert du poisson, et on s’acharnait sur cette bande longue et étroite, luisant au soleil. Le poisson regardait le ciel d’un oeil vitré et ouvrait large sa bouche. Ce n’était pas un cri muet de douleur, mais juste que le poisson sorti de l’eau ouvre toujours sa bouche, et l’air sec n’apporte à la pauvre bête rien que de la mort suffoquante.

Je trie les livres d’enfants que ma maman garde. Il y en a beaucoup avec des histoires sur les animaux, de très belles images de Tcharouchine. Très vraies, faites après de longues observations de la nature, et en même temps très poétique. Polia est très à l’aise avec les animaux et la nature. J’ai entendu sa mère dire une chose très juste : « Être proche de la nature c’est aussi apprendre beaucoup de choses très naturellement, elle aide à mettre l’accent moral dans la vie ». Ce n’est pas pour autant dire que la ville fait de nous des monstres, mais la nature est indispensable à l’éducation des enfants.


Ce qui me dérange un peu, c’est que je ne suis jamais sûre de mon projet avant-gardiste, je n’ai pas de réponse ou de réaction immédiate à mes efforts, mes actions ; Jania ne pourra me raconter ses impressions que bien plus tard.