Je pense
souvent à la maison d’été de ma grand-mère. La datcha toute verte, noyée dans
la verdure ; de grosses lourdes pommes blanches qu’elle aimait tant. Grand-mère
s’asseyait sur un banc vert qui longait l’escalier de la maison, et coupait le
blanc de la chaire un peu sèche et rugueuse.
Devant la
cuisine, on a installé un grand bac rond, dans le trou au-dessus on versait de
l’eau, que le petit robinet vissé en bas recrachait dans l’évier.
La Volga
brillait au soleil de toutes ses écailles – un poisson géant en train de se
mouvoir entre deux rives.
Pommiers, cerisiers,
pruniers peuplaient le jardin et les terrasses, qu’on devait aménager chaque
année – la terre bouge tout le temps à cette endroit. D’habitude, il nous reste
toujours quelque chose d’inchangé dans les lieux quittés et revisités, qui
déclanche souvenirs. Je n’ai pas forcement envie d’aller voir ce qui reste de
la datcha. J’ai tout simplement nulle part où aller. La maison d’été de grand-
mère avec son potager, son jardin et ses terrasses a été littéralement dévorée
par la terre. Si je veux la retrouver telle que je l’ai connue – il vaut mieux
bien fouiller dans ma tête.
La prune
verte restait sur la fenêtre de la datcha et le soleil couchant s’attardait sur
son dos – j’aime bien la sortir, la regarder, tachée d’ombres et de lumières –
la fenêtre était encollée de feuilles de vigne sauvage qui grimpait sur la
maison, de l’extérieur – je la range bien
dans son casier éphémère et je cours chercher Jania à l’école.
A la maison,
j’ai banni le français. J’aime beaucoup sa gourmandise, j’aime l’avoir dans la
bouche, sentir la douceur de sa phonétique, faire revenir dans ma tête ses
tournures que j’ai piochées par-ci par là en lisant... Mais chez nous, on ne
parle que le Russe. Tous les jours, je me rends compte de sa fragilité extrème,
la langue qui s’imposait la-bas, un tel bison de Tolstoï, inébranlable,
présente, ici s’est vite fait chétive et vulnérable. Quand j’entends ici des
enfants russes parler leur langue maternelle – je n’en crois pas mes oreilles.
Ce sont des enfants à l’image des platanes de la ville – en été, ils
surplombent les rues avec leurs chapeaux flottants – en hiver, ce sont des géants
redressant leurs membres mutilés par la guerre. La famille qui est restée en Russie trouve que ces enfants « ont de la chance de vivre ici », dès
qu’ils ouvrent la bouche, on se rend compte que se sont des petits membres
amputés, qui ne connaissent guère leur corps biologique. Pour ne pas être fort
pessimiste, on peut ajouter, que ces petits membres ont, pourtant, bien repris
sur un corps étranger.
Non, ce que
je dis n’est pas juste, ce corps ne leur est pas du tout étranger, c’est plutôt
la Russie et le russe qui leur sont étranges, on ne peut s’approprier quelque
chose que par l’amour, que par le contact quotidien, voire exagéré, acharné. Un
pays, un lieu, une culture commencent à s’approprier par leur langue.
Ici, à moi
et à Jania, il ne reste que la langue. Je me demande ce qui se passe dans sa
tête – il n’existe qu’une dizaine de personnes dans mon entourage qui parlent
russe, pourquoi on le parle ? D’où est-ce qu’elle apparaît une fois par
an, sa baba Lilya, et se dématérialise jusqu’à sa voix que Jania entend dans le
téléphone...
J’ai envie
de lui montrer que ce qui nous reste de si précieux et de si éphémère, pourtant
– la langue – est enraciné dans un lieu bien précis, dans
des centaines et des miliers d’autres gens, que les lettres cyrilliques
inondent le champ de vision, et Saratov est bien là, et des rues, et des
bateaux et des barges sur la Volga – ce n’est pas que mon invention comme le
conte du petit âne qui avait mal aux oreilles. « Mamotchka, raconte-moi
une histoire de petit âne qui avait mal aux oreilles ». Mais quel âne,
quelles oreilles ? Et voilà, je dois inventer sur le champ une histoire de
l’âne ou que sais-je, comme si c’était un conte bien connu. « Et
maintenant un conte du singe et du papillon ». Au moins j’ai les
personnages principaux.
Peut-être, j’essaie de truffer mon enfant avec des choses qui ne lui importent qu’à moitié,
que je m’impose trop parce qu’elle n’est Russe qu’à moitié... Comment peut-on
être quelque chose à moitié ? L’être humain n’est pas un gâteau, je pense
que l’appartenance à une culture, à une famille est beaucoup plus complexe, se
construit, se chérit, se cultive de mille manières différentes, ce n’est plus
l’histoire de la cellule russe qui a rencontré la semence belge – « Ça
c’est à moi, ça c’est à toi ». Ce serait ridicule.
Avec Michel
Defourny, on a beaucoup parlé de l’exil. J’ai dit à un moment que les immigrés
qui sont venus ici après la Révolution, se tenaient toujours à l’écart de ceux
qui viennent maintenant. Ils ont raison, peut-être, parce que ces
« nouveaux-arrivants » n’ont rien à voir avec eux, même la langue est
un autre russe, la pâte, le moule ne sont pas les mêmes. « Soviétique » pour eux veut dire
la même chose que lépreux, que nous tous, qui restaient, vivaient, étaient nés
là bas, portaient cette tache indélébile et repoussante de « sovok ».
Certes, il y avait une coupure brutale dans la transmission culturelle, mais il
existe toujours une transmission qui
passe par dessus les événements, et moi
je me sens aussi russe que ceux qui sont venus ici dans les années 20, et leurs
petits enfants nés ici ne sont russes que s’ils parlent russe et partagent
cette culture.
Je me
sentirais ici comme un poisson dans l’eau s’il n y avait pas de barrages. Le français
me restera toujours langue étrangère. (Je pense à Agota Kristof, elle se
forcait à s’exprimer en français, qui restait pour elle une langue non-appropriée,
et comment elle assumait toute la maladresse de sa maîtrise imparfaite). Je ne
traduis pas mes notes du russe, je les écris directement en français, comme ça
me vient à l’esprit. Je relis un mélange, un monstre qui emprunte à deux
langues en même temps – à deux mondes ?
Je me sens
entre deux chaises, et on ne peut pas bien s’asseoir que sur une à la fois.
Chez mon
père, au travail, il y a des dizaines d’enfants – ils restent dans l’orthopédie
pendant des semaines et des mois. Leur maman passe des nuits et des jours à
leurs côtés. Mon père crie sur une mère qui n’a pas changé un bébé orphelin qui
séjournait dans la même chambre que son propre enfant. Je ne me suis jamais
rien cassé. Jania s’est cassé le bras. Je ne connais pas cette douleur. Je connais
la douleur de la mère d’un enfant qui a très mal. La fracture – je l’ai vu tout
de suite : je suis une habituée des radios. Mon père en collait sur les
carreaux pour demander l’avis de ma maman. Le sapin de Nouvel An se tenait bien
droit dans l’appareil d’Ilizarov, des vis et des crochets du même appareil étaient
bien pratiques pour renforcer, réparer, remplacer, et trouvaient bien leur place dans la maison.
Comme
l’esturgeon se dirige vers la frayère, monte la Volga vers ses origines pour
pondre – avoir un enfant est une manière de revivre sa propre enfance, d’aller
vers la source. Plus on vit, plus on élargit la terre pour voyager entre les
âges. Je comprends ceux qui sont plus jeunes, parce que moi, j’ai déjà vécu ça,
ma mère – je pourrai savoir ce qu’elle ressent quand elle ne sera plus là.
L’enfant
est un cadeau de Dieu qui ne nous appartient pas. Il n’appartient qu’à lui-même
et il est en même temps une partie de ce monde. C’est en devenant mère que j’ai
ressenti jusque dans mes entrailles la solitude.
Donc, j’ai
éliminé le français. Pour que le russe puisse survivre. Bien sûr, « l’ennemi »
guette partout – dans la rue, à l’école, fait son intrusion dans la maison,
quand je parle au téléphone ou quand il y a des invités francophones. Récemment,
j’ai eu l’occasion de constater à quel point le français de Janetchka est
rudimentaire. Ce n’est que le vocabulaire de la jungle – de sa classe de
l’école maternelle où il faut apprendre à défendre ses jouets et à se soumettre
à des ordres. Comme son russe est riche, raisonné, bien construit, reflète
toutes les nuances de ses pensés, ses craintes, ses émotions ! Comme son
français est handicapé et hostile...
Il n’y a
pas de maîtrise de la langue sans contact émotionnel avec le monde, avec les
autres qui l’habitent.
Je lui lis
beaucoup. Je ne comprends pas comment on peut dire à l’enfant : « Vas
te coucher », et il va se coucher, et cinq minutes après, on entend le
ronflement paisible. Je lis une dizaine de livres à voix haute, je pensais
jamais que cette lecture pourrait me procurer, à moi, autant de plaisir. Jania
peut écouter pendant une éternité. Les petits ronds brodés sur la couverture,
l’accoudoir rougeâtre bien usé du fauteuil de ma grand-mère – c’est la petite
fille sur une page qui sautille toujours là, au même endroit, fait revenir le
souvenir du moment exact de mon enfance.
Grand-mère lisait toujours avec sa voix sèche et plane comme la steppe de
Tchékov, peu importe si c’était du Pouchkine ou un article sur les oiseaux.
Elle lisait toujours « tchto » au lieu de « chto », et pour
moi c’était un petit crochet qui cassait la monotonie de sa voix pendant la
lecture, une secousse de la « britchka » – du « carrosse » –s’avançant
dans les champs.
J’aime
beaucoup Tchoukovski. Je suis emportée par le rythme constamment changeant de
ses vers, son talent étonnant de fusionner l’image et le son– cet amas de
« sch » et « tsch » pour les brosses et les gants de
toilette, les roulades de « r » du désordre matinal, les mots qui se
cognent dans le tempo allegro, trébuchent, éclatent comme la vaisselle qui
s’enfuit de la pauvre Fédora. Harms est toujours un délice pour l’oreille, et
une abondance pour l’imaginaire. Marchak, pour moi, est plus raffiné que Tchoukovski.
Michel m’a montré la traduction du « monsieur – tête en l’air de la ville
de Léningrad » (« L’Hurluberlu ») de Marchak en français – je
suis toujours curieuse de ce que devient une histoire dans la traduction –
est-elle aussi réussie au niveau du sens qu’au niveau de la chair – la
phonétique, se prête-t-elle aussi bien à l’oreille ? Michel me taqunait en
disant qu’il doutait s’il fallait me montrer ce livre – une BD presque, mais
c’est vraiment curieux de voir comment on s’approprie quelque chose d’origine
étrangère. Pouchkine reste toujours un grand mystère. Sa langue si riche, incrustée
de toutes sortes de « kitchki », « makovki »,
« névody », « persty », « « svatia baba Babarikha »
que je ne me donne même pas la peine d’expliquer à Jeannouchka, la fascine,
l’enchante, la berce, l’hypnotise – sinon comment expliquer qu’elle est capable
de dévorer à l’écoute une vingtaine de pages d’affilé de « Tsar
Saltan » ?
Des images,
des images, des images. La finesse incroyable des illustrations de
Tcharouchine, le graphisme de mise en page de Lébédev, la générosité orientale
de Mavrina, les « médvédi » de Vasnetsov, la ligne vibrante des
dessins de Konachévitch...Une attention extraordinaire portée au détail. Je ne
faisais que regarder ces images quand j’étais petite, ce n’est que maintenant
que je me rends compte à quel point elles sont ancrées dans mon imagination, je
suis imprégnée de ces images comme une
« romovaya baba » – un cake au rhum, et quand on le croque, une
grosse goutte sucrée en sort et colle les doigts. Je pense qu’il m’arrive
parfois aussi, à mon insu, de faire apparaître dans mes dessins des traces des
images vues dans mon enfance.
Maman
trouait mes livres avec une perforatrice,
les rassemblait par dizaine en « faisceaux » et passait des
bandelettes à travers les trous. Comme ça, on pouvait lire le soir tout le
« volume » et les livres, petits et minces, ne s’égaraient pas dans
ma chambre. Michel se demandait si ces
trous n’avaient pas quelque chose à voir avec des trous sur certains livres du
Père Castor qu’il avait.