Tuesday 5 July 2016

Les filles I

Je pense souvent à la maison d’été de ma grand-mère. La datcha toute verte, noyée dans la verdure ; de grosses lourdes pommes blanches qu’elle aimait tant. Grand-mère s’asseyait sur un banc vert qui longait l’escalier de la maison, et coupait le blanc de la chaire un peu sèche et rugueuse.

Devant la cuisine, on a installé un grand bac rond, dans le trou au-dessus on versait de l’eau, que le petit robinet vissé en bas recrachait dans l’évier.

La Volga brillait au soleil de toutes ses écailles – un poisson géant en train de se mouvoir entre deux rives.

Pommiers, cerisiers, pruniers peuplaient le jardin et les terrasses, qu’on devait aménager chaque année – la terre bouge tout le temps à cette endroit. D’habitude, il nous reste toujours quelque chose d’inchangé dans les lieux quittés et revisités, qui déclanche souvenirs. Je n’ai pas forcement envie d’aller voir ce qui reste de la datcha. J’ai tout simplement nulle part où aller. La maison d’été de grand- mère avec son potager, son jardin et ses terrasses a été littéralement dévorée par la terre. Si je veux la retrouver telle que je l’ai connue – il vaut mieux bien fouiller dans ma tête.

La prune verte restait sur la fenêtre de la datcha et le soleil couchant s’attardait sur son dos – j’aime bien la sortir, la regarder, tachée d’ombres et de lumières – la fenêtre était encollée de feuilles de vigne sauvage qui grimpait sur la maison, de l’extérieur  – je la range bien dans son casier éphémère et je cours chercher Jania à l’école.

A la maison, j’ai banni le français. J’aime beaucoup sa gourmandise, j’aime l’avoir dans la bouche, sentir la douceur de sa phonétique, faire revenir dans ma tête ses tournures que j’ai piochées par-ci par là en lisant... Mais chez nous, on ne parle que le Russe. Tous les jours, je me rends compte de sa fragilité extrème, la langue qui s’imposait la-bas, un tel bison de Tolstoï, inébranlable, présente, ici s’est vite fait chétive et vulnérable. Quand j’entends ici des enfants russes parler leur langue maternelle – je n’en crois pas mes oreilles. Ce sont des enfants à l’image des platanes de la ville – en été, ils surplombent les rues avec leurs chapeaux flottants – en hiver, ce sont des géants redressant leurs membres mutilés par la guerre. La famille qui est restée  en Russie trouve que ces enfants  « ont de la chance de vivre ici », dès qu’ils ouvrent la bouche, on se rend compte que se sont des petits membres amputés, qui ne connaissent guère leur corps biologique. Pour ne pas être fort pessimiste, on peut ajouter, que ces petits membres ont, pourtant, bien repris sur un corps étranger.

Non, ce que je dis n’est pas juste, ce corps ne leur est pas du tout étranger, c’est plutôt la Russie et le russe qui leur sont étranges, on ne peut s’approprier quelque chose que par l’amour, que par le contact quotidien, voire exagéré, acharné. Un pays, un lieu, une culture commencent à s’approprier par leur langue.

Ici, à moi et à Jania, il ne reste que la langue. Je me demande ce qui se passe dans sa tête – il n’existe qu’une dizaine de personnes dans mon entourage qui parlent russe, pourquoi on le parle ? D’où est-ce qu’elle apparaît une fois par an, sa baba Lilya, et se dématérialise jusqu’à sa voix que Jania entend dans le téléphone...

J’ai envie de lui montrer que ce qui nous reste de si précieux et de si éphémère, pourtant  – la langue –  est enraciné dans un lieu bien précis, dans des centaines et des miliers d’autres gens, que les lettres cyrilliques inondent le champ de vision, et Saratov est bien là, et des rues, et des bateaux et des barges sur la Volga – ce n’est pas que mon invention comme le conte du petit âne qui avait mal aux oreilles. « Mamotchka, raconte-moi une histoire de petit âne qui avait mal aux oreilles ». Mais quel âne, quelles oreilles ? Et voilà, je dois inventer sur le champ une histoire de l’âne ou que sais-je, comme si c’était un conte bien connu. « Et maintenant un conte du singe et du papillon ». Au moins j’ai les personnages principaux.

Peut-être, j’essaie de truffer mon enfant avec des choses qui ne lui importent qu’à moitié, que je m’impose trop parce qu’elle n’est Russe qu’à moitié... Comment peut-on être quelque chose à moitié ? L’être humain n’est pas un gâteau, je pense que l’appartenance à une culture, à une famille est beaucoup plus complexe, se construit, se chérit, se cultive de mille manières différentes, ce n’est plus l’histoire de la cellule russe qui a rencontré la semence belge – « Ça c’est à moi, ça c’est à toi ». Ce serait ridicule.

Avec Michel Defourny, on a beaucoup parlé de l’exil. J’ai dit à un moment que les immigrés qui sont venus ici après la Révolution, se tenaient toujours à l’écart de ceux qui viennent maintenant. Ils ont raison, peut-être, parce que ces « nouveaux-arrivants » n’ont rien à voir avec eux, même la langue est un autre russe, la pâte, le moule ne sont pas les mêmes.  « Soviétique » pour eux veut dire la même chose que lépreux, que nous tous, qui restaient, vivaient, étaient nés là bas, portaient cette tache indélébile et repoussante de « sovok ». Certes, il y avait une coupure brutale dans la transmission culturelle, mais il existe toujours une transmission  qui passe par dessus  les événements, et moi je me sens aussi russe que ceux qui sont venus ici dans les années 20, et leurs petits enfants nés ici ne sont russes que s’ils parlent russe et partagent cette culture.

Je me sentirais ici comme un poisson dans l’eau s’il n y avait pas de barrages. Le français me restera toujours langue étrangère. (Je pense à Agota Kristof, elle se forcait à s’exprimer en français, qui restait pour elle une langue non-appropriée, et comment elle assumait toute la maladresse de sa maîtrise imparfaite). Je ne traduis pas mes notes du russe, je les écris directement en français, comme ça me vient à l’esprit. Je relis un mélange, un monstre qui emprunte à deux langues en même temps – à deux mondes ?

Je me sens entre deux chaises, et on ne peut pas bien s’asseoir que sur une à la fois.

Chez mon père, au travail, il y a des dizaines d’enfants – ils restent dans l’orthopédie pendant des semaines et des mois. Leur maman passe des nuits et des jours à leurs côtés. Mon père crie sur une mère qui n’a pas changé un bébé orphelin qui séjournait dans la même chambre que son propre enfant. Je ne me suis jamais rien cassé. Jania s’est cassé le bras. Je ne connais pas cette douleur. Je connais la douleur de la mère d’un enfant qui a très mal. La fracture – je l’ai vu tout de suite : je suis une habituée des radios. Mon père en collait sur les carreaux pour demander l’avis de ma maman. Le sapin de Nouvel An se tenait bien droit dans l’appareil d’Ilizarov, des vis et des crochets du même appareil étaient bien pratiques pour renforcer, réparer, remplacer,  et trouvaient bien leur place dans la maison.

Comme l’esturgeon se dirige vers la frayère, monte la Volga vers ses origines pour pondre – avoir un enfant est une manière de revivre sa propre enfance, d’aller vers la source. Plus on vit, plus on élargit la terre pour voyager entre les âges. Je comprends ceux qui sont plus jeunes, parce que moi, j’ai déjà vécu ça, ma mère – je pourrai savoir ce qu’elle ressent quand elle ne sera plus là.

L’enfant est un cadeau de Dieu qui ne nous appartient pas. Il n’appartient qu’à lui-même et il est en même temps une partie de ce monde. C’est en devenant mère que j’ai ressenti jusque dans mes entrailles la solitude.

Donc, j’ai éliminé le français. Pour que le russe puisse survivre. Bien sûr, « l’ennemi » guette partout – dans la rue, à l’école, fait son intrusion dans la maison, quand je parle au téléphone ou quand il y a des invités francophones. Récemment, j’ai eu l’occasion de constater à quel point le français de Janetchka est rudimentaire. Ce n’est que le vocabulaire de la jungle – de sa classe de l’école maternelle où il faut apprendre à défendre ses jouets et à se soumettre à des ordres. Comme son russe est riche, raisonné, bien construit, reflète toutes les nuances de ses pensés, ses craintes, ses émotions ! Comme son français est handicapé et hostile...

Il n’y a pas de maîtrise de la langue sans contact émotionnel avec le monde, avec les autres qui l’habitent.

Je lui lis beaucoup. Je ne comprends pas comment on peut dire à l’enfant : « Vas te coucher », et il va se coucher, et cinq minutes après, on entend le ronflement paisible. Je lis une dizaine de livres à voix haute, je pensais jamais que cette lecture pourrait me procurer, à moi, autant de plaisir. Jania peut écouter pendant une éternité. Les petits ronds brodés sur la couverture, l’accoudoir rougeâtre bien usé du fauteuil de ma grand-mère – c’est la petite fille sur une page qui sautille toujours là, au même endroit, fait revenir le souvenir du moment exact  de mon enfance. Grand-mère lisait toujours avec sa voix sèche et plane comme la steppe de Tchékov, peu importe si c’était du Pouchkine ou un article sur les oiseaux. Elle lisait toujours « tchto » au lieu de « chto », et pour moi c’était un petit crochet qui cassait la monotonie de sa voix pendant la lecture, une secousse de la « britchka » – du « carrosse » –s’avançant dans les champs.

Avec Jania je hurle comme un lion, crie comme un poussin, ronfle comme un vieillard. Il faut de l’expression, du théatre, de l’émotion, ça m’amuse à fond, j’ai un public reconnaissant.
J’aime beaucoup Tchoukovski. Je suis emportée par le rythme constamment changeant de ses vers, son talent étonnant de fusionner l’image et le son– cet amas de « sch » et « tsch » pour les brosses et les gants de toilette, les roulades de « r » du désordre matinal, les mots qui se cognent dans le tempo allegro, trébuchent, éclatent comme la vaisselle qui s’enfuit de la pauvre Fédora. Harms est toujours un délice pour l’oreille, et une abondance pour l’imaginaire. Marchak, pour moi, est plus raffiné que Tchoukovski. Michel m’a montré la traduction du « monsieur – tête en l’air de la ville de Léningrad » (« L’Hurluberlu ») de Marchak en français – je suis toujours curieuse de ce que devient une histoire dans la traduction – est-elle aussi réussie au niveau du sens qu’au niveau de la chair – la phonétique, se prête-t-elle aussi bien à l’oreille ? Michel me taqunait en disant qu’il doutait s’il fallait me montrer ce livre – une BD presque, mais c’est vraiment curieux de voir comment on s’approprie quelque chose d’origine étrangère. Pouchkine reste toujours un grand mystère. Sa langue si riche, incrustée de toutes sortes de « kitchki », « makovki », « névody », « persty », « « svatia baba Babarikha » que je ne me donne même pas la peine d’expliquer à Jeannouchka, la fascine, l’enchante, la berce, l’hypnotise – sinon comment expliquer qu’elle est capable de dévorer à l’écoute une vingtaine de pages d’affilé de « Tsar Saltan » ?

Des images, des images, des images. La finesse incroyable des illustrations de Tcharouchine, le graphisme de mise en page de Lébédev, la générosité orientale de Mavrina, les « médvédi » de Vasnetsov, la ligne vibrante des dessins de Konachévitch...Une attention extraordinaire portée au détail. Je ne faisais que regarder ces images quand j’étais petite, ce n’est que maintenant que je me rends compte à quel point elles sont ancrées dans mon imagination, je suis imprégnée de ces images comme  une « romovaya baba » – un cake au rhum, et quand on le croque, une grosse goutte sucrée en sort et colle les doigts. Je pense qu’il m’arrive parfois aussi, à mon insu, de faire apparaître dans mes dessins des traces des images vues dans mon enfance.


Maman trouait mes livres avec une perforatrice,  les rassemblait par dizaine en « faisceaux » et passait des bandelettes à travers les trous. Comme ça, on pouvait lire le soir tout le « volume » et les livres, petits et minces, ne s’égaraient pas dans ma chambre. Michel  se demandait si ces trous n’avaient pas quelque chose à voir avec des trous sur certains livres du Père Castor qu’il avait.